EXTRAITS SPARUS AURATA

 

Le crabe est plutôt content d’avoir été choisi. Il était serré dans ce seau malodorant avec ses congénères. Pour passer le temps, et agacés de cette promiscuité, ils se pinçaient les uns les autres. Les jeux d’enfants sont toujours les mêmes, qu’on soit crabe ou humain.

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Absorbé dans ses pensées, le poisson n’a pas remarqué le regard las du petit crabe qui s’est présenté devant lui. Seule la danse voluptueuse de ses pattes a attiré son attention. Il ne s’est même pas étonné de voir un crabe volant (…). La danse de la séduction est un savant mélange de lâcher et de traction.    

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Madeline se lasse rapidement de tout et elle s’ennuie vite. A vingt-huit ans à peine, elle a déjà vécu plusieurs vies. Saut en chute libre d’un avion, base jumping, parapente au-dessus de Bryce Canyon, ski hors-piste, plongée sous-marine dans une épave, escalade sur des falaises, randonnée sur l’Himalaya, tour du monde à vélo, rien ne l’arrête, ni ce quelle a déjà fait, ni ce qui lui reste à faire. Elle a déjà sur elle l’allumette avec laquelle elle embrasera le « Burning man » dans le désert du Nevada ou l’épouvantail au fond du jardin du voisin.  

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Elle a ri, je lui ai emboîté le rire. L’exposition n’avait d’un coup plus aucun intérêt.       - 13 h 05. On fait quoi quand il n’y a qu’une aiguille sur l’horloge ?       - On fait comme elle, on reste ensemble. Elle m’a proposé d’aller boire un verre au bar d’en face, précisément une seconde et demie avant que je ne le fasse. Un roman d’Arto Paasilinna dépassait de son sac. Nous avions déjà un point commun.

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Nous voulions seulement profiter de ce bonheur jusqu’à la fin de nos vies, enfin, pour commencer. J’ai gardé mon appartement près de la gare et elle le sien, proche des Pont-Jumeaux à Toulouse. Nous étions néanmoins toujours ensemble, chez l’un ou chez l’autre, comme si on vivait dans un duplex à l’horizontale, relié par un couloir de bitume de 4,4 km exactement. Nous trouvions très agréable ce luxe immobilier où nous vivions tous les trois finalement, le bonheur qui nichait avec nous ne payant pas de loyer !    

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Ses testicules étaient complètement rentrés en lui, comme un jour de grand froid polaire qui se prolongerait. Ils avaient fini par disparaître, emportés vers Dieu sait quel triangle des Bermudes entre foie, cœur et intestin grêle. Bientôt les enveloppes de ses bourses devinrent deux fermes lèvres pulpeuses qui semblaient regarder leurs sœurs plus petites qui ne s’étonnaient pas, à leur tour, de voir une délicate rainure se dessiner entre elles deux. Philippe eut plus d’une fois l’envie d’y glisser un doigt pour voir l’avancée de la métamorphose. Mais il ne le fit pas. (…) Philippe passa le reste de la soirée allongé(e) sur son lit, face au miroir de la penderie. Il regarda toute la nuit la femme qu’il était devenu(e). Il s’attarda méticuleusement sur chaque parcelle de ce corps qui était définitivement le sien. Dans une espèce de schizophrénie, l’homme palimpseste questionna la femme.    

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La pharmacie affichait 22°, la température ressentie était de moins 35°.    

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Toutefois, en se réveillant le lendemain, Philippe eut le sentiment d’avoir fêté la nouvelle année en début décembre. L’an un de leur nouvelle vie débutait. Une nouvelle vie de papillon. Durerait-elle un jour, une semaine ou un mois ?  Peu importe, quand le bonheur est là, il faut le vivre un jour, une semaine ou un mois !    

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Ce mec, c’était manifeste, était d’un creux abyssal, un coquillage vide. De ceux, inutiles, dans lesquels on n’entend même pas la mer !    

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Ils sont restés là, l’un contre l’autre, serrés, pour se protéger mutuellement de la fraîcheur humide de la nuit, la tête pointée vers le ciel.  Au loin, sur le versant de la colline d’en face, sous la clarté inutile des étoiles de circonstance, le cervidé qui leur avait échappé bramait son amour à distance. Les cerfs ont leurs pudeurs.   Madeline se leva la première ; elle laissa glisser la robe blanche légère qu’elle portait par-dessus son jeans gris qu’elle ôta également dans un geste lent et gracieux. Sa silhouette se détacha du ciel clair qui l’entourait, elle ressembla alors à s’y méprendre à une jeune biche. Ses cheveux détachés, soulevés par un vent complice, se rejoignirent de manière mystique pour former des bois qu’elle portait sur la tête comme une couronne. Elle était là, tremblante de désir et de froid, totalement nue, offerte au regard de son amoureux qui ne tarda pas à la rejoindre pour la couvrir d’un manteau de baisers chauds.

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Puis, Adolf Abraham Hitler, comme il souhaitait qu’on le nomme désormais, s’isola. Il lui restait une dernière chose à faire. Il prit un couteau de cuisine et entra dans la salle de bain du Führerbunker. Le verrou fermé, il ôta son pantalon. Il tint son prépuce d’une main ferme comme il avait jusqu’à ce jour tenu ses armées. Il était déterminé à trancher ce bout de peau, dernier vestige de sa vie impie. Et alors qu’une première goutte de sang vint maculer son slip kangourou blanc d’un cercle parfaitement concentrique, un éclair rouge frappa son esprit. Adolf Hitler lâcha le couteau qu’il tenait. Pris d’un remords qu’une vie de haine fit brusquement surgir, il entra dans une fureur violente. Il brisa d’un coup de pied la porte de la salle de bains, saisit dans le vestibule la croix gammée à sept branches qu’il avait bricolée à la hâte la veille et la brisa en la projetant sur un mur de béton gris.  Son regard noir croisa celui du rabbin qui s’apprêtait à partir. D’un geste rapide et impassible, il l’abattit froidement, lâchement.       Sa propre vie lui sembla soudain insupportable. Par l’envoûtement d’une carpe farcie maléfique, il était devenu ce qu’il abhorrait par-dessus tout : UN JUIF !  Il poussa un cri vibrant de désespoir et décida de mettre fin à ses jours sur-le-champ.    

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Philippe ne lutte jamais quand le sommeil le gagne. Il aime quitter son corps pour se laisser transporter vers des mondes merveilleux où l’on devient quelqu’un d’autre, où, parfois, les jours de chance, il redevient celui qu’il était : un homme. Un chevalier du moyen âge, un samouraï ou un pêcheur, peu importe, il adore être un homme dans ses rêves. Juste un homme.    

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Malgré tout, ses nuits sont réconfortantes, qu’il soit humain ou animal, dans ses rêves, il a toujours le corps adapté à son mental. Cette nuit, il est lui-même, homme-poisson, dans un lac en Finlande. Il est paisible, tranquille, il n’a mal nulle part et ses ouïes semblent plutôt bien supporter de ne pas être dans une eau salée. Alors qu’il nageait vers le rivage, il a vu cette biche venir vers lui. Gracieuse et élancée, elle est là, élégante, dans une forêt scintillante. Elle a redressé sa tête après avoir mangé quelques brins d’herbe, puis elle a fait quelques pas pour boire au bord du lac où se trouve Philippe. Seul le haut de sa tête dépasse de l’eau. Un observateur quelconque pourrait juste y voir un poisson. Ils sont là face-à-face. La biche est essoufflée et chaque lichette d’eau la revigore.    

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Comme s’il n’avait pas entendu la confession de Philippe, Bruno retourne dans sa demeure, impassible. Il n’a pas envie de parler ; il est des drames qu’on ne veut pas partager avec des inconnus (…). Seule reste la petite dorade, qui manifestement n’a rien compris, trop occupée à vouloir attraper l’algue qui lui taquinait le cou. Benjamin ne trouve aucun mot à dire, ni réconfortant, ni accablant. Il laisse à son tour Philippe qui reste interdit, reclus avec son chagrin. Ce dernier fond en larmes avec la réconfortante et modeste inutilité de pleurer dans l’eau !    

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Les rochers ont des bouches qui crient son nom. Porté par les eaux, Philippe plane comme un cerf-volant aquatique dans un ciel bleu où les étoiles sont posées au sol. Les algues exécutent une danse d’accueil comme des vahinés désarticulées ; ne manque que le collier de fleurs.